Paradoxes de l’état civil et paradoxes de l’état de nature chez Rousseau


Publié le 15/10/2012 • Modifié le 26/10/2021

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N’est-il pas incohérent de défendre à la fois la loi de nature et le contrat social en déclarant que l’invention de société constitua « l’instant heureux qui, d’un animal stupide et borné fit un être intelligent et un homme »1 ?

Si Rousseau impute les maux à l’état civil quand il s’écrie que « tout est bien sortant des mains de la nature » et tout est mal sortant des mains de l’homme, ce sont les injustices qu’il a en vue, et non, comme beaucoup le croient, l’existence sociale comme telle. En ce sens, il ne dit pas autre chose que Platon qui, dans la Lettre VII, s’écrie que tous les établissements politiques jusqu’à nos jours sont frappés au sceau des injustices. Voltaire raille, non sans facilité, quand il accuse Rousseau de chercher à nous faire de nouveau marcher à quatre pattes. Dans les Dialogues, Rousseau tient à rappeler que « la nature humaine ne rétrograde pas et jamais on ne remonte vers les temps d’innocence et d’égalité quand une fois on s’en est éloigné ».

Pourquoi imaginer état de nature et homme naturel ?

maison des charmettes, chambéry

Maison des Charmettes, Chambéry (Savoie)
où Rousseau séjourna avec madame de Warens entre 1736 et 1742.
« Ici commence le court bonheur de ma vie » Confessions, livre VI. Photo
© Martine Verlhac

L’état de nature est une fiction de méthode, à la façon de ces constructions dont les géomètres se servent en leurs démonstrations. Il est imaginé par soustraction : ôtez en pensée tout ce qui nous vient de notre vie en société et vous aurez ainsi la mesure de ce que nous lui devons, en bien comme en mal. Rousseau est sans doute le premier à envisager l’affaire avec radicalité : son homme naturel est isolé – donc sans langage, sans raison, sans passion. C’est un costaud qui borne ses vues à ses besoins immédiats : Rousseau en fait donc un animal borné. Comment serait-il bon ou méchant ? Dépourvu de toute relation avec ses semblables, il se tient nécessairement en deçà, et non par delà, le bien et le mal.

La portée de ces vues est immense : les contemporains et la postérité s’attardent sur trois enjeux surtout.

Ni âge d’or païen – objet de regret nostalgique – ni paradis biblique duquel le péché originel a chassé l’humanité, l’état de nature rousseauiste ne peut que heurter les théologiens2. Dès lors, selon la logique du « Ou bien… Ou bien… », puisque Rousseau ne dote pas son homme naturel de l’aptitude au péché, c’est donc qu’il est naïf et croit que l’homme est bon. Rousseau deviendra à la fois le père du totalitarisme, puisque la politique étendrait, selon lui, sa toile sur tous les registres de la condition humaine – mais aussi le père de la mansuétude irresponsable à l’égard des méfaits : « c’est la faute à la société » puisque l’homme est bon !3

L’homme naturel selon Rousseau est-il dépourvu de raison ? Le voilà bien, dit-on, l’anti-cartésien, le chantre de la sensibilité et de la passion au détriment de l’intelligence et de la morale.

Sans doute Rousseau prend-il moins de précautions que ne le fit Descartes pour ne pas mélanger la question de la genèse empirique, avec celle de la nature de droit de l’esprit humain ; dans un cas vous vous souciez de psychologie et du passage de l’enfance réelle à l’âge adulte – dans l’autre, de ce qui définit l’essentialité humaine dans ce qui la différencie des animaux.4

Qu’un très jeune enfant soit dépourvu de raison, qui pourrait le nier ? Il est évidemment, par condition, d’abord comme hors société, apte à se faire membre de toutes, et fournit ainsi une image réelle de l’homme naturel. Ce qui importe à Rousseau n’est pas ce point qui est bien connu, mais la conséquence spécifique qu’il en tire : la raison doit beaucoup aux passions qui, en retour, lui doivent beaucoup parce qu’elles se développent toutes deux mutuellement. Si le thème de la solidarité de la passion et de la raison n’a rien de neuf – il suffit de songer au théâtre classique – Rousseau en orchestre les variations avec une richesse infinie dans tous ses écrits ; de ce point de vue, La Nouvelle Héloïse atteint des sommets. Mais ce n’est pas parce que ce qui est premier en fait et en droit selon Rousseau tient à la sensibilité que, pour autant, cet auteur en deviendrait un irrationaliste5. La philosophie politique, la morale rousseauistes, et même l’esthétique, parce que Rousseau la conçoit inséparable de la morale, sont rationalistes : pour l’entendre il faut cesser de croire que raison signifie « raisonnement » – tous les délirants raisonnent (Molière par exemple le montre amplement). Il faut au minimum saisir que la rationalité, comme Kant l’articulera nettement après Rousseau, réside dans la capacité de dépasser l’immédiateté empirique, en faveur d’un universel.

Enfin puisque l’état de nature est, selon Rousseau, un état d’isolement, l’homme naturel est dépourvu de sociabilité et n’est aucunement « animal politique ». Comment l’auteur va-t-il réunir des êtres dispersés pour qu’ils fassent société ?

Sans résumer le récit coloré auquel l’auteur s’adonne dans le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, il suffira de rappeler que Rousseau fait appel à des circonstances contingentes qu’il emprunte à Buffon et son histoire de la Terre : les hasards des bouleversements de la croûte terrestre durent obliger des êtres dispersés à se retrouver ensemble sur quelque étendue de terrain encore stable.

Il lui faut, en outre, des germes d’humanisation qu’il trouve en deux propensions innées selon lui : amour de soi et pitié naturels. Enfin, comme dans le De natura rerum de Lucrèce, « le fer et le blé » firent sortir de l’état naissant de la société, les sociétés pré-politiques du faux contrat, basé sur l’exploitation des uns et la crédulité des autres. « (…) dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c’est l’or et l’argent ; mais pour le philosophe, ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain. »

Voilà pourquoi le rationalisme de Rousseau n’est nullement intellectualiste : Rousseau ne reconstruit pas selon la pure pensée l’état et l’homme civils. En ce sens la démarche génétique qui explique en remontant à l’ « origine » n’est pas de pur intellect mais fait aussi appel à des faits et circonstances : dans sa réponse au Mandement lancé contre lui par Monseigneur de Beaumont, Rousseau appelle sa démarche une « généalogie » – ce que Nietzsche, même sans le dire, n’oubliera pas.

1Contrat social, liv. I chap. 8 : il s’agit du « passage de l’état de nature à l’état civil », c’est-à-dire d’essayer d’imaginer ce que seraient les hommes dépourvus de toute société.

2 Un mandement sera lancé par Monseigneur de Beaumont, archevêque de Paris, contre Emile et son livre IV, parce qu’il contient la religion naturelle du Vicaire savoyard, laquelle se dispense des institutions et des dogmes de la religion chrétienne pour n’en conserver que la foi et la morale. Cette condamnation de l’ouvrage et de son auteur vient couronner une hostilité ecclésiastique qui couvait depuis le succès remporté par le Second Discours.

3 Le péché originel serait remplacé par « le crime originel ». A. Finkielkraut cite ainsi le célèbre début de la deuxième partie du Second Discours : « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire fut le vrai fondateur de la société civile », et commente non sans véhémence : « si tous les maux du genre humain procèdent de l’oppression (...) alors la politique se trouve investie d’une mission thérapeutique illimitée ». Il n’est ensuite pas trop inattendu de le voir en quelque sorte passer aux extrêmes pour affirmer que « la réalité totalitaire a fait surgir au grand jour la menace contenue dans l’idée que le mal est une question purement historique et sociale et qu’il revient de ce fait à la politique, non seulement d’aménager le monde en séjour pour les hommes mais de résoudre le problème humain ». (in Rousseau et la question du Mal).

4 Il semble que beaucoup de commentateurs, comme la note suivante en fournit un exemple, oublient la ferme déclaration du dernier paragraphe du Second Discours : « J’ai tâché d’exposer l’origine et les progrès de l’inégalité, l’établissement et l’abus des sociétés politiques, autant que ces choses peuvent se déduire de la nature de l’homme par les seules lumières de la raison et indépendamment des dogmes sacrés. »

5 Lanson est fort représentatif de tout un courant de lecteurs de Rousseau quand il écrit, pris entre cent propos de même teneur : « Rousseau s’est défié de la raison, il a donné cours au sentiment. Il a fondé toute sa politique, toute sa religion, toute sa morale sur l’instinct et l’émotion » (op.cit. p. 781). Cette stupéfiante assertion est magistralement contestée par Derathé en particulier, non seulement dans son Rousseau et la science politique de son temps mais dans Le rationalisme de Jean-Jacques Rousseau.


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