L'enfant-roi : la faute à Rousseau ?


Publié le 15/10/2012 • Modifié le 14/01/2020

Temps de lecture : 4 min.

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Que Rousseau énonce des « règles de l’éducation » fait-il de cet auteur un maître de pédagogie ?

emile

page titre, première édition de
emile ou de l’education, 1762.
compulser le manuscrit sur le site de l'Assemblée nationale.

Emile fit l’objet d’un Mandement condamnant l’éditeur, les exemplaires parus à être détruits, et l’auteur, menacé de prise de corps s’il ne quittait pas la France dans les heures suivantes. Rousseau écrivit à Monseigneur de Beaumont une longue missive, en guise de réponse à la rédaction que le prélat avait faite de ce Mandement. C’est dans cette Lettre qu’il s’exclame que jamais il n’eut l’intention d’écrire de la pédagogie, mais que c’est à une « généalogie de la méchanceté » qu’il s’est attaché. Dans Rousseau juge de Jean Jacques, il déclare que ce livre (Emile) « tant lu, si peu entendu, si mal apprécié n’est qu’un traité de la bonté originelle de l’homme destiné à montrer comment le vice et l’erreur, étrangers à sa constitution s’y introduisent du dehors et l’altèrent insensiblement. »

Autrement dit, cet ouvrage, inséparable du Second Discours, lui fait écho : celui-ci effectue la généalogie de l’injustice en l’espèce humaine, et celui-là fait de même, en somme, en l’individu. Rousseau ne s’y livre donc aucunement à un traité de pédagogie, mais à une philosophie de l’éducation, ce qui est fort différent. Une philosophie de l’éducation est une philosophie morale qui engage une théorie de l’homme.1

Que signifie dès lors la fiction du précepteur et de son élève ?

On n’a peut-être pas suffisamment souligné que Rousseau imagine un élève dépourvu de famille, quand, de son côté, le précepteur occupe une situation analogue. Le premier ainsi n’a pas eu le temps d’être déformé par les passions et préjugés des adultes tandis que le second a tout loisir de s’adonner à l’imaginaire mise en œuvre de son « éducation négative ». Kant, à la suite de Rousseau, dira, avec son habituelle concision, que les parents sont un grand obstacle à toute droite éducation parce qu’ils désirent, fort naturellement, que leurs enfants soient adaptés à la société telle qu’elle est, tant « corrompue soit-elle »2 . Plus près de nous, Georges Canguilhem « rappelle », si on ose dire, que le procès et la mort de Socrate furent le « succès » des familles.3

L’enfant, à l’abri de tout lien familial, fournirait une image des mouvements, élans et capacités naturels. Le mode d’écriture régulièrement privilégié par la philosophie de Rousseau n’est nullement le « traité », l’exposé doctrinal, mais le récit et la mise en scène. Aux récits et tableaux des premiers temps élaborés dans le Second Discours, font écho la narration, les portraits, et les brèves scènes de l’Emile. Puisque inégalités, privilèges et injustices sont le lot de l’état civil, il faut mettre en pensée la société entre parenthèses si on veut suivre le développement des germes naturels en l’homme. Ainsi Rousseau conçoit-il qu’il est nécessaire de s’abstenir d’instiller en l’âme d’un enfant passions, convictions et façons de faire de deux sortes : celles qui sont hors de sa portée et celles qui sont tout simplement blâmables. Le fictif précepteur doit donc veiller à organiser de loin toute la vie de l’élève afin de lui fournir toujours l’occasion de tirer lui-même, selon ses forces, les leçons de l’expérience qu’il s’ingénie à élaborer. Les vues de Rousseau ne sauraient donc aucunement aller dans le sens de la non-directivité telle que conçue par divers courants de pédagogie contemporaine : c’est bien plutôt du contraire dont on pourrait lui faire grief, étant donné que son « précepteur » ne cesse d’ourdir, à l’insu de l’élève, divers artifices comme autant de machinations qui déterminent d’avance la finalité de l’expérience disposée à cet effet ! Mais ce serait ne pas voir que la portée de ces artifices est la même que la finalité de la contrainte propre à la loi, et c’est la liberté.

On touche évidemment là au paradoxe de toute éducation, qu’il s’agisse de celle des peuples, ou de celle des individus, puisqu’il est inévitable de contraindre des êtres déraisonnables qui ne savent pas se conduire eux-mêmes en vue de leur sauvegarde et de leur propre liberté.

C’est le sens de la formule qui valut à Rousseau des volumes de reproches quand il affirme dans le Contrat social, à propos de celui qui chercherait à se soustraire à la volonté générale qu’ « on le contraindra à être libre » ! Faut-il rappeler avec Spinoza, qu’en l’espèce, tout dépend de la question de savoir quel intérêt recherche la contrainte ; est-ce l’intérêt de celui sur qui elle s’exerce, ou bien l’intérêt de ceux qui contraignent ?

En matière morale comme en matière civile, il s’agit toujours de l’écart qui sépare la licence de l’autonomie : les « libres enfants de Summer Hill » sont, comme se plaindra l’un d’eux, obligés de faire tout ce qu’ils veulent, tandis qu’ils ne savent ni quoi ni comment « vouloir » ! L’élève rousseauiste est, lui, soustrait à la contrainte venue des adultes, mais conduit, directivement, comme par la main, à saisir le sens de ses propres expériences, à se soumettre à la nécessité comme à ne pas faire taire les mouvements naturels de son cœur.

L’expérience, la nécessité, le naturel : ces trois piliers de l’éducation du genre humain récusent à eux seuls la vertu éducative des arguments, raisonnements, arguties et discours : avec les enfants, ne raisonnez pas ! « Maintenez l’enfant dans la seule dépendance des choses, vous aurez suivi l’ordre de la nature dans le progrès de son éducation. N’offrez jamais à ses volontés indiscrètes que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes (...) qu’il sente également sa liberté dans ses actions et dans les vôtres. »4

On peut remarquer en passant combien il est curieux de voir l’institution scolaire française en appeler à Rousseau, elle qui se caractérise par son oubli total d’éducation de la sensibilité, parce qu’elle ne prend en compte ni les pratiques et l’expérience artistiques, ni les émois, ni les préjugés qui font l’objet de vives croyances, avant même de s’asseoir sur les bancs de l’école.5 Outre donc l’intellectualisme de l’école en France, la notion même d’école rend fort problématique de chercher inspiration en l’auteur qui fait reposer le lien éducatif sur l’amour réciproque, lui qui écrit, faisant parler le précepteur à propos de l’élève : « nous nous accordons et nous ne sommes avec personne aussi bien qu’ensemble. »6 C’est dire qu’une fois encore, selon Rousseau, le cœur et l’esprit se forment ensemble, à la faveur d’une longue expérience partagée.

1 Rousseau n’écrit-il pas dans la Lettre à Mgr de B. « Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j’ai raisonné dans tous mes écrits et que j’ai développé dans ce dernier avec toute la clarté dont j’étais capable est que l’homme est un être naturellement bon aimant la justice et l’ordre ; qu’il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain et que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits. » (Garnier, 1960, p. 444)

2 Cf. Réflexions sur l’éducation, § 447.

3 Cf. Canguilhem, Discours à la distribution des prix de Charleville le 12 juillet 1930 ( in Ecrits philosophiques et politiques 1926-1939, Vrin, 2011, p. 306) : « Socrate, vous le savez, dut répondre, devant l’association athénienne des parents d’élèves, d’un crime qu’il eut l’étonnant et naïf courage de ne pas reconnaître, et fut condamné à mourir pour avoir détourné les jeunes esprits, qui s’étaient faits ses disciples, des voies droites et saines dont toujours et partout la société s’est estimée gardienne infaillible et nécessaire. »

4Emile, liv. II.

5 Ce que Bachelard, rousseauiste en ce sens, met vigoureusement en évidence dans La formation de l’esprit scientifique.

6Emile, p.176 (Paris Garnier 1964)


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