Debré et De Gaulle : la volonté d’une « République nouvelle »


Publié le 15/10/2012 • Modifié le 25/04/2023

Temps de lecture : 15 min.

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Un républicain de gouvernement

Pour gouverner avant trente ans, il faut être prince du sang ou révolutionnaire. A sa façon, rigoureuse et courageuse, Michel Debré aura été prince d'une République qui chérit rien tant que les lauréats, mais aussi révolutionnaire contre des régimes qui sombraient dans la déchéance ou l'oubli des principes.

Puisqu'il n'a jamais été député, il est la compétence républicaine qui accompagne le président du conseil : en 1939, âgé de 27 ans, il suit Paul Reynaud, dont les pouvoirs exceptionnels avaient laissé espérer un sursaut de la République, face à une Allemagne de plus en plus menaçante. Puis, de longues années plus tard, c'est le général de Gaulle, président du conseil chargé de réviser les institutions, qu'il accompagne, le 2 juin 1958. Il est alors garde des Sceaux aux côtés d'un chef de gouvernement investi la veille, sous la menace d'un débarquement de parachutistes, que le sénateur Michel Debré avait fait son possible pour retarder...

Quel chemin ! Le lauréat, participant au premier des nombreux plans de redressement économique et social que sa vie publique connaîtrait, avait du devenir clandestin dans son pays, résistant contre ses maîtres de l'Université, parlementaire d'opposition, dans un style de plus en plus radical, puisque le génie maléfique de tous ces régimes avait été le mensonge, le travestissement de la réalité derrière des mots redondants. « Travail, Famille, Patrie » avait dit l'État de Vichy, en acceptant la collaboration avec l'ennemi, la séparation des familles, et la déportation du travail. « Liberté, Égalité, Fraternité » dira la Quatrième République, en refusant le droit de vote national et même l'accès égal aux emplois, aux citoyens et citoyennes de ce qui se disait l'Union française. Cathédrale de papier, la Constitution de 1946 ne laissait d'autres issues à la France d'Outre-mer que la révolte, et cela jusqu'à devenir le théâtre de guerres d'un autre âge.

Né sous les lambris de la République, le major du concours d'entrée au Conseil d'Etat ou du concours de sortie de l'Ecole de cavalerie de Saumur, semblait prédestiné pour les plus hautes charges. Mais il aura du improviser, apprendre sur le tas les règles de la solitude, de la vie en marge vis-à-vis d'adversaires qui profitaient de la défaite pour parader ou, pire encore, d'amis de la Résistance qui ne comprenaient pas que le général de Gaulle, tout militaire et catholique qu'il était, tout autoritaire et solitaire qu'il apparaissait, était une chance pour la République et donc pour la « France de toujours », comme disaient les discours de Londres, écoutés l'oreille tendue et l'œil fermé derrière les persiennes closes des villes endormies.

Une rencontre

Le calendrier du cœur ne sera pas celui des astres. Entre le général de Gaulle et Michel Debré, si curieux que cela paraisse, la chronologie des sentiments erra avant de se fixer. Si les deux hommes se côtoient depuis 1939, Michel Debré ne s'est vraiment imposé dans le compagnonnage gaulliste qu'en 1952, à la faveur du combat contre la CED, ce temps où le Général le sacra «  champion », ce qui dans son langage si personnel, signait l'alliance du sentiment et de la raison, du courage et de la valeur.

Tous deux venaient de l'entourage de Paul Reynaud. Directeur de cabinet, Gaston Palewski fait le lien, promettant d'organiser une rencontre qui aura lieu... cinq ans plus tard, le 22 août 1944. Ce jour-là, « Monsieur Jacquier », commissaire de la République de la région d'Angers, recevait à la préfecture de la Mayenne, le président du Gouvernement provisoire de la République française. Ce dernier débarquait à Cherbourg avec Walewski, directeur de cabinet. Ils étaient en route vers Paris en passant par Rambouillet, où siégeait l'état-major du général Eisenhower, qui hésitait encore à donner aux blindés de Leclerc l'ordre de se ruer sur Paris.

Ayant signé les nominations administratives de tous les préfets de la clandestinité, « Monsieur Jacquier » avait pris son propre poste à Angers. Il était arrivé à bicyclette dix jours auparavant, sans costume de rechange. Mais, pour accompagner le Général à la cathédrale et au Monument aux morts, il trouvera un extraordinaire chapeau noir à bords roulés, émouvant symbole d'une respectabilité républicaine enfin capable de s'afficher dans le grand jour de la Libération. Tel un talisman, la photo l'accompagnera dans tous ses bureaux ultérieurs. Si son destin personnel était scellé, la réciproque devrait attendre.

En avril 1945 c'est Gaston Palewski qui, toujours fidèle, l'appelle à Paris pour être chargé d'une mission de réforme administrative. Michel Debré a 33 ans. Il n'hésite pas. Comme en 1943 pour la préfectorale de la Libération, comme en 1958 pour la Justice et la Constitution, ou en 1969 pour les Armées, il repense la carte et les hommes, les circonscriptions et la formation professionnelle. Il réussira là où Hippolyte Carnot et Jean Zay ont échoué. «  L'architecte » se met à l'ouvrage et, en six mois, l'École nationale d'administration est pensée, écrite et coulée en ordonnances constitutives, organisant le recrutement, les études, les stages, la carrière et la formation permanente des nouveaux diplômés. La réforme de la carte administrative n'aura pas le temps d'avoir cette chance. Ni en 1958, ni en 1969. De sorte qu'elle attend encore.

La réputation de Michel Debré s'affirme. Sa culture de légiste est capable d'ordonnancer les ensembles, sans perdre de vues le détail juridique ou humain qui assure l'équilibre. Et au cours de l’année 1946, ce que la France officielle avait refusé, sera mis en application dans la Sarre voisine. Après la démission du général de Gaulle de janvier 1946, Michel Debré est chargé de mission pour la Sarre qui vient d'être isolée économiquement de l'Allemagne vaincue. Un plan de reconstruction économique et un projet de Constitution sont aussitôt établis. Les élections ont lieu en octobre et, en novembre, la Constitution sarroise est votée par le premier Landtag libre.

La politique de l'autonomie sarroise sera progressivement abandonnée sur l'autel d'une politique européenne où la nécessaire réconciliation franco-allemande sera trop souvent transformée en humiliation ou prétexte à exclusion pour les gaullistes et leur chef, alors caricaturés en parangons du nationalisme. C'est alors que Michel Debré donnera sa mesure de combattant de la politique, suffisamment sûr de ses convictions républicaines pour négliger le qu'en dira-t-on des salons et des salles de rédaction, côtoyant sans peur quiconque prône la réforme des institutions et l'abandon du scrutin proportionnel, s'oppose à l'Armée européenne ou se désespère de l'impéritie des pouvoirs publics en Outre-mer, puisqu'il se porte garant que le moment venu, tous et toutes crieront d'une seule et même voix : « Vive de Gaulle ».

Il sera sénateur pendant dix ans. Élu à 36 ans, il dépasse à peine le plancher d'âge. Parlementaire dans l'âme, il n'aura pas toujours l'oreille des premières instances du RPF. Consulté dès les premiers jours, il avait proposé que l'on cause plus longtemps avec ses amis, les résistants de l'intérieur. Républicain de vieille souche, il aurait voulu que la carte parlementaire soit mieux jouée. Qu'une fois dénoncée la tricherie des apparentements, ils soient retournés et utilisés, de façon à confondre les inventeurs. Familier des affaires allemandes, il plaide pour le retour de l'Allemagne dans le concert des nations que ce soit au Conseil de l'Europe ou dans l'Alliance atlantique. Il accepte donc son réarmement et, en mars 1955, au moment du vote des accords de Paris que certains républicains sociaux auraient voulu faire échouer, il pèse en leur faveur. Ce qui sauva le gouvernement d'Edgar Faure pour quelques mois...

En 1951, à l'instar de Jacques Chaban-Delmas, il proposa de faire liste commune avec les radicaux d'Indre-et-Loire. La tactique générale le refuse. Il reste donc sénateur mais, théoricien de la légitimité, il sait hiérarchiser les questions et ne pas mesurer sa fidélité à l'aune de son amour-propre. Avec lui, subissant une cure de jouvence, le Conseil de la République devient un sanctuaire. Humiliée par la Constitution de 1946, la seconde Assemblée de la République apprécie ses discours de politique étrangère où elle se découvre revivant les grandes heures de la République de jadis. Entendant les grandes orgues d'une opposition menée au son de la « Tradition républicaine », le palais du Luxembourg frisonne de bonheur, toujours prêt à écouter des plaidoiries sur la liberté de la tribune et le droit d'expression des minorités, le scrutin majoritaire et la division du pouvoir législatif en deux chambres, l'indépendance nationale et l'honneur du drapeau, qu'il s'agisse de défendre la souveraineté nationale en matière militaire et diplomatique ou la présence française en Afrique du Nord.

L'éclatement parlementaire du RPF va finalement le servir. Devenu président du groupe parlementaire, membre du conseil de direction du RPF, bientôt du petit groupe des républicains sociaux qui essaient de gérer un héritage à l'égard duquel le Général a pris ses distances, il devient un personnage officiel. Au moins pour aller à l'Elysée, où il est consulté lors de chaque crise ministérielle, le chapeau noir fait retour. Et, devant les journalistes et les caméras, il saisit l'occasion de rappeler sa fidélité et de plaider pour un « Gouvernement de Salut public ». Ses électeurs le suivent, lui font confiance. En 1955, il sera réélu dès le premier tour.

Au palais du Luxembourg, dans cette enceinte traditionnellement réservée à l'égard du « pouvoir personnel », il s'applique à faire le maximum de chemin avec ceux qui se disent simplement patriotes et républicains. Le plus célèbre d'entre eux sera René Coty, élu président de la République en décembre 1953 grâce aux voix gaullistes. En janvier 1954, Michel Debré lui succède comme rapporteur de la commission du suffrage universel, chargé de la réforme de la Constitution. C'est un honneur si l'on songe que René Coty spécialiste de la réforme de l'État depuis 1930, avait, comme lui, voté NON aux deux Constitutions de 1946 ! Initiée par le gouvernement Mendès-France et soutenue par les gaullistes, une première révision constitutionnelle est menée à bien un an plus tard. Une seconde est aussitôt mise en chantier. Ce qui fera qu'en mai 1958, la procédure constitutionnelle était en attente d'une suite.

Pour donner de l'appétit aux sénateurs qui n'attendaient que cela, le rapporteur fut autorisé par la Commission à rappeler ce que pourrait être un «  vrai régime parlementaire ». Le discours est si bien charpenté que lorsque les Archives nationales éditeront Les Documents préparatoires qui ont servi à l'élaboration de la Constitution de 1958, le volume publiera après le discours de Bayeux de 1946, celui du rapporteur du Conseil de la République de 1955. A côté de la source présidentielle, la source parlementaire. A Colombey-les-Deux-Églises, un solitaire lit le Journal officiel, dans l'édition des débats parlementaires. Et nombreux sont ceux qui, dans ces tristes années, l'ont entendu soupirer: « Je n'ai plus confiance qu'en Debré ! »

Dix ans d'opposition

La confiance du Général tient au fait que le sénateur sait juger, parler et prendre des positions sans attendre les ordres. Après les institutions viendra l'Europe, dans sa version politique, nucléaire et commerciale, et enfin l'Algérie. A Paris ou Strasbourg, au Parlement français ou à l'Assemblée européenne, dans des livres ou articles de presse, Michel Debré bataille, déconstruit la politique officielle, théorise l'effet pervers de la faiblesse et propose des issues : l'Europe de la coopération, préférée à celle de l'intégration, une loi électorale majoritaire qui, pour lui vaut autant qu'une Constitution, enfin le recours à la « légitimité de rechange », dont la seule parole serait capable d'obtenir une obéissance d'hommes libres. Entre Strasbourg et Paris, à Colombey vit un homme seul, informé par les seules bribes de la presse. Il téléphone lorsque les échos du monde viennent jusqu'à lui. Il veut savoir, suivre. Michel Debré s'arrête, raconte et revient bouleversé par une grandeur d'âme ainsi délaissée, par le gâchis d'une Victoire où les élites françaises ont reculé devant l'analyse des conditions du retour de la France dans le concert des nations civilisées.

Faute de continuité politique, la France est à la traîne, tancée par les Etats-Unis qui osent parler de « révision déchirante » en 1954, ou qui, en 1958, croiront que les jours de la médiation de Robert Murphy sont revenus, exactement comme en 1942. Après l'échec de l'expédition de Suez, Michel Debré s'attelle à ce qui deviendra Ces princes qui nous gouvernent, pamphlet dont la publication précède de peu la lancée du Courrier de la colère dont la plume au vitriol, chaque semaine ou presque, promet la guillotine à ceux qui refusent de voir la crise de légitimité qui monte.

Aujourd'hui, où chacun se pare des titres de sa légitimité, on a du mal à mesurer le scandale suscité dans les cercles officiels. Principe de la tradition, la légitimité était encore confondue avec la Contre-révolution. La légitimité avait un parfum de réaction et d'irrationalité, devant laquelle la République qui, depuis 1848, ne connaissait plus que la légalité, se sentait très supérieure. La République gouvernait au nom de la Raison et de la Loi, votée par un Parlement élu et délibérant selon les règles du débat contradictoire. Ainsi se justifiait la IVe République : ayant démissionné de son propre chef, le Général était sorti de la légalité. Sans le moindre égard pour l'action passée, le préalable de son retour dans la République était son allégeance devant la légalité. Et l'argumentation de Ramadier, Bidault ou Schuman dans les années 1947-48, se retrouvera a fortiori en mai 1958 lorsque, oublieux des conditions de son élection ou de son investiture, le gouvernement Pflimlin ne voudra pas démissionner avant que le Général n'ait publiquement condamné des militaires ; des militaires que le gouvernement confirmait par ailleurs dans leurs pouvoirs en la personne du général Salan, délégué général !

Président de la République, René Coty avait une vue plus large des événements en cours. Il l'avait fait publiquement savoir dès son premier message qui faisait hommage à l'homme du 18-Juin. Et, en privé, une fois connu le résultat des élections de janvier  1956, révélant une absence de majorité gouvernementale dans la nouvelle Assemblée, il avait fait prévenir le Général du fait qu'en cas de crise majeure, il serait considéré comme le recours. Le 30 mai 1958, mettant son mandat dans la balance, René Coty envoie un nouveau message au Parlement.

De son côté, ayant l'oreille des militaires depuis la crise de l'Armée européenne, le sénateur Debré écrase les impuissances de la légalité de sa superbe oratoire. Alors qu'on le croit en train de comploter, il est au Conseil de la République où il oppose l'incapacité d'un gouvernement, interdit en Algérie, et la légitimité d'une action capable de mobiliser la confiance de l'ensemble de la population d'Algérie. Contre l'homme de Libération le scénario de « défense républicaine » devient indécent. Chef de groupe parlementaire, Michel Debré va à l'Elysée où, plaidant l'urgence d'un gouvernement de Salut public, il rencontre des généraux, en particulier le général Ganeval, vieux gaulliste de la maison militaire du Président qui veille au grain. Fort de ses certitudes, le sénateur conforte les militants, presse les élus mais ralentit les colonels puisqu'il voit le général de Gaulle revenir aux conditions demandées : aller en consultation à l'Elysée, se présenter devant l'Assemblée nationale pour le discours d'investiture. Dans l'exaltation de ces jours, comment voir que l'Histoire lui réserverait d'être, entre l'enclume et le marteau, le soufflet de cette forge qu'est le devoir obéissance au pouvoir légitime ? Michel Debré ne flanchera pas. Au nom de la République nouvelle, la discipline exigée des autres, il se l'appliquera à lui-même. Pareillement.

L'œuvre constitutionnelle

La perception d'un péril dont la personne du Général devenait le seul bouclier, sera l'aiguillon de ses premiers mois de gouvernement. Le « champion » redevient architecte, soucieux de ralliements et d'équilibres fondamentaux. Aussi, avec Raymond Janot, confirme-t-il la rédaction des textes chargés de la transition : cinq principes garantiront la continuité de la République aux principes démocratiques et parlementaires et, pour entourer le conseil des ministres, un Comité consultatif constitutionnel prodiguera ses avis au sujet de l'œuvre de rénovation. Michel Debré y ajoute, en son nom, une demande que le Général agréera : qu'une réforme de la Justice soit menée de façon complémentaire, afin que la restauration de pouvoirs, désormais séparés, soit équilibrée par une meilleure garantie des droits personnels.

Républicain de tradition, Michel Debré veut renouer avec l'esprit gouvernemental d'une République majoritaire, libérale et ouverte aux exigences du temps, dont le modèle constitutionnel reste le Parlement de Westminster. En raison des vicissitudes de l'Histoire, le modèle du Général est plus implicite, car il cherche une modalité de pouvoir exécutif qui, à l'image de George Washington en 1789, serait soumis à la double logique des urnes et du respect des libertés. Mais compte-tenu du passé français qui amalgame les deux Bonapartes, Mac-Mahon, Boulanger et même Pétain, la langue politique de l'hexagone est singulièrement pauvre quand il s'agit de définir ce type de pouvoir constitutionnel.

Le seul drapeau honorable qui existe est celui de la « Réforme de l'Etat » élaborée, depuis l'aube du siècle, dans les enceintes du Conseil d'Etat, de l'Institut ou de l'Université, institutions savantes mais périphériques par rapport au Parlement qui, en 1934 comme en 1946, avait refusé les procédures de la réforme de l'Etat. En grande partie pour avoir été incapable de décider si ce serait le président du Conseil ou le président de la République qui en serait le bénéficiaire.

Tout le talent de l'architecte de 1958 sera d'articuler et de combiner ces traditions en un texte cohérent et dynamique de façon à faire face aux aléas de l'avenir. Car il ne pouvait accepter l'idée, alors répandue, d'une parenthèse ou d'un costume constitutionnel taillé aux seules mesures du général de Gaulle pour répondre à une situation exceptionnelle.

Une œuvre d'avenir

Michel Debré a écrit cinq tomes de Mémoires dont le deuxième consacre un grand chapitre à la Constitution de 1958. Il ne peut donc être question de répéter ce qu'il a écrit ou ce que d'autres, savants ou praticiens, écrivent, glosent ou enseignent depuis presque quarante ans. Essayons plutôt de scruter le secret d'un caractère qui a su faire cohabiter les vertus de l'architecte qui bâtit, et du champion qui monte la garde autour des principes de sa fondation.

Les Mémoires d'espoir donnent les raisons d'un choix politique qui a transformé un parlementaire en garde des Sceaux, puis en Premier ministre d'une Constitution où tous les rôles étaient à réinventer, en fonction du nouvel équilibre des pouvoirs. Face au Général de 68 ans, Michel Debré a 46 ans. D'une génération plus jeune, d'une formation différente, il s'est montré compétent et courageux, fidèle et entreprenant. Et comme il sera écrit dans le salut final, au moment de la séparation de 1962, il a aussi son franc-parler, puisque le mémorialiste rappelle les bienfaits d'une collaboration fondée sur un échange qui n'écarte pas les divergences :

« Pour que notre pays repétrisse ses structures et rajeunisse sa figure, mon gouvernement, fort de l'équilibre maintenant rétabli, va engager de multiples et vigoureuses interventions. »

« D'autant plus et d'autant mieux que le Premier ministre est Michel Debré. Depuis janvier 1959, s'applique la Constitution nouvelle en vertu de laquelle, sous la coupe du président de la République et nommé par lui, il y a le Premier ministre, dirigeant le gouvernement et chef de l'administration. A partir des directives que je donne, ou bien de mon propre chef, ou bien de  sa proposition, c'est à lui qu'il appartient de mettre en action les ministères, d'élaborer les mesures à prendre, de régler la présentation qui en est faite, soit à moi-même, soit au Conseil, soit au Parlement, enfin, quand elles ont abouti à des décrets  ou à des lois, d’en diriger l'application. Cette tâche capitale et quasi-illimitée, Michel Debré est le premier qui l'assume dans la Ve République. Il la marque de son empreinte et celle-ci est forte et profonde. »

« Convaincu qu'il faut à la France la grandeur et que c'est par l'Etat qu'elle l'obtient ou la perd, il s'est voué à la vie publique pour servir l'Etat et la France. S'il s'agit de cela, point d'idées qui soient étrangères à son intelligence, point d'événements qui n'éprouvent et souvent ne blessent son sentiment, point d'actions qui dépassent sa volonté ! Toujours tendu dans l'ardeur d'entreprendre, de réformer, de rectifier, il combat sans se ménager et endure sans se rebuter. D'ailleurs très au fait des personnes et des ressorts et des rouages, il est aussi un homme de textes et de débats qui se distingue dans les assemblées. Mais certain, depuis juin 1940, que de Gaulle est nécessaire à la patrie, il m'a donné son adhésion sans réserves. Jamais, quoique puisse parfois lui coûter ma manière de voir, ne me manquera le concours résolu de sa valeur et de sa foi. »

... « Comme nos activités sont non point séparées mais distinctes, comme pour chaque problème les données politiques et administratives qu'embrasse le Gouvernement doivent m'être présentées sans fard, comme il est bon que les idées et les actions du Chef de l'État soient complétées, soutenues et, même, quelquefois compensées par une initiative, une capacité, une volonté, autres que les siennes, il faut que le Premier ministre affirme sa personnalité. Michel Debré le fait vigoureusement, tant dans la conception à laquelle il participe, que dans la préparation qu'il organise et dans l'exécution qu'il dirige. »

Michel Debré n'aura jamais « manqué » au Général. Ce qui est peut-être son meilleur titre. En d'autres termes, ce que Leclerc a été entre la vieille armée et la France libre, Michel Debré l'a été entre la « tradition républicaine  » et la République nouvelle. Sa valeur, son courage et sa fidélité ont aidé à faire le pont entre deux mondes culturels : celui de la République parlementaire de la tradition et celui de la République constitutionnelle d'aujourd'hui. Celui où la vie publique se concentrait dans l'arène du débat entre deux Assemblées distinctes, plus au fait des principes que des affaires ; celui de la République constitutionnelle d'aujourd'hui où « la source » de tous les pouvoirs résidant dans le suffrage universel, la justice retrouve son pouvoir d'arbitrage et de protection des droits individuels.

« Nous n'avons pas le droit d'échouer » dira l'architecte tout au long d'un été où, bataillant pour la République constitutionnelle du Général, il sera amené à transiger, et même pour garder le soutien du Conseil des ministres, à abandonner quelques-unes de ses idées les plus chères. Ainsi, pour ne heurter ni Pierre Pflimlin ni le MRP, le principe majoritaire de la loi électorale ne sera-t-il pas constitutionnalisé ; ou, pour ménager Guy Mollet, maire d'Arras, le cumul entre les mandats nationaux et locaux ne sera pas plus réglementé. Enfin, par déférence envers le général de Gaulle, la réélection du président de la République ne sera pas interdite. Mais Michel Debré regrettera que la réforme de 1962, changeant le mode d'élection du chef du pouvoir exécutif, n'ait pas saisi l'occasion d'établir cette mesure de salubrité publique.

« Nous n'avons rien empêché » répondait « le champion » lorsqu'il était interrogé sur le devenir d'une œuvre dont le succès collectif faisait qu'elle échappait à ses bâtisseurs individuels. Chez ce fils de médecin, le juriste et l'homme d'action entretenait un dialogue permanent car « le champion » savait qu'il n'y avait pas de vie sans évolution, que les meilleurs principes pouvaient se travestir et devenir bouclier des privilèges. Laïc et républicain, il en avait illustré le plus bel exemple en adaptant le vieux principe de laïcité de son maître, Jules Ferry, avec la prise en compte de la réalité sociale de la misère des maîtres de l'enseignement libre.

Sans négocier avec le Vatican, car la République est souveraine, la liberté et les moyens du choix de l'école sont reconnus aux parents. Des contrats sont donc proposés aux établissements de sorte que moyennant une aide financière, la République, assurée que les programmes enseignés sont conformes aux principes de liberté, accepte de prendre en charge les salaires et les retraites du personnel de ces établissements. En 1977, après la révision qui permet l'élargissement du droit de saisine du Conseil constitutionnel aux parlementaires des deux assemblées, la liberté de l'enseignement, absente de la Déclaration de 1789 comme du Préambule de 1946, sera ainsi consacrée. Effet imprévu du recours des députés socialistes, la liberté de l'enseignement est maintenant inscrite dans une hiérarchie juridique où la libre administration des collectivités locales est subordonnée à celle de la liberté de l'enseignement définie par la loi votée.

Ainsi va la France dont un dicton dit qu'elle commande à ses pouvoirs. Républicain de gouvernement, Michel Debré a rencontré sur sa route le général de Gaulle, qui était la France des libertés traditionnelles, la France constitutionnelle. Il lui apporta la confiance de la tradition républicaine. Le Général lui confia la responsabilité de la plume constitutionnelle de l'Etat républicain. Mieux, puisqu'une Constitution était pour lui un esprit, un texte et une pratique, il l'appela pour inaugurer la pratique. L'esprit était celui de la France libre et de la Résistance, le texte celui qui sera ratifié en septembre 1958 par 80 % des suffrages exprimés ; la pratique serait la création continue d'une République où la Constitution est devenue lieu de mémoire de la Patrie.


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